ECRITS / Texte

Présentation :

Ce texte fait partie du recueil « Paris, voyages », ouvrage terminé en juillet 2001, et non publié (vous pouvez accéder à une description de l’ouvrage « Paris, voyages » dans le menu « ECRITS »). 

Le texte termine le dernier chapitre, le « septième voyage », consacré au projet proposé pour l’espace des Halles à Paris.

Il questionne donc, notamment, la nature du projet architectural, et la difficulté de ne pas agir seulement pour soi-même.

Comment faire ?

Utopie…

J’ai évoqué dans la préface la notion d’utopie, et je reviens à cette question à l’occasion des phases de projet. Tout projet, architectural ou urbain, est-il utopique par nature ? L’utopie me semble renvoyer à quelque chose que je qualifierai provisoirement d’erreur philosophique, comme quelque processus où je tenterais d’attribuer à mes fantaisies une dimension collective. Nous pensons souvent que les fantasmes ont une appartenance commune : ceci peut être vrai pour ce qui les sous-tend (la structure qui agit), mais la forme d’un fantasme est propre à celui qui l’exprime. J’entends ici par « forme » l’expression la plus concrète et individuelle qui me fait choisir une forme précise et « unique » (si j’applique cette proposition au genre humain par exemple, il s’agit bien de telle ou telle personne, et non d’une personne « générique »). Par ailleurs les fantasmes ont des formes multiples, qui ne sont pas reconnues par chacun de nous : peut-être puis je penser que l’individu se définit au regard des autres par les fantasmes qu’il porte en lui. La structure du désir est peut-être commune, les formes auxquelles elle s’applique ne le sont pas nécessairement : elles s’individualisent sur des formes concrètes. La forme devient peut-être individuelle lorsqu’elle se « cristallise » sur un « corps » particulier. Mais je sais d’expérience que ces formes peuvent être individuelles ou collectives.

Si mon désir tend à qualifier des formes (fantaisies) et à prétendre qu’elles puissent exprimer un désir commun (une synthèse de nombreux désirs individuels), je me retourne contre la proposition qui serait de permettre aux désirs individuels de s’exprimer chacun dans leurs formes propres. Et penser qu’une forme puisse venir synthétiser (symboliser) l’ensemble des désirs. C’est cela que j’appelle « erreur philosophique », et si nous l’appliquons au seul genre humain, elle consisterait à rechercher une forme humaine synthétique et « parfaite ».

Le projet architectural ou urbain devient utopique à chaque fois que je prétends que mon désir puisse venir se substituer à l’expression des désirs individuels. Ainsi si je me mets à imaginer une ville ou un mode d’habiter radicalement différents, je fais fis de toutes les règles établies par expérience, et j’en simplifie la pluralité, quel que soit le nombre de paramètres que je puisse prendre en compte. Quand j’opère un choix architectural (individuel ou partagé par exemple avec un commanditaire), je ne prétends pas qu’il représente un désir collectif. Je peux souhaiter qu’il rencontre ensuite de nombreux désirs individuels, mais non dans sa forme, plus dans l’expression d’autres désirs qui créerons eux-mêmes d’autres formes (éventuellement presque similaires, mais ailleurs… d’autres formes individuelles).

Ces quelques considérations ne disent pas que les formes ne doivent pas être modifiées : elles indiquent quelques précautions qui n’empêchent pas la faculté d’agir. De quels moyens disposons nous pour qu’une forme de désir individuel ne puisse prétendre remplacer l’ensemble des désirs d’une communauté ?

1. de l’individu au groupe, le premier moyen est la consultation de l’ensemble des désirs de chacun, ce que nous appelons par ailleurs la démocratie, mais dont nous savons bien la difficulté que nous avons à la mettre en œuvre. Nous nous y sommes accoutumés dans un système politique général, mais elle reste à appliquer dans beaucoup de domaines plus particuliers : dans celui de la ville et de l’architecture, elle est si peu présente que l’expression des désirs individuels reste très difficile à recueillir; les désirs individuels restent le plus souvent masqués par un désir « commun » ou par quelques désirs particuliers qui usent de leur pouvoir pour s’exprimer de manière prioritaire.

2. de l’individu à l’extérieur du groupe, nous pouvons questionner l’histoire. La lecture des documents qu’elle nous a léguée et l’observation des traces que nous avons conservées (ici les bâtiments et structures urbaines…) nous parlent des désirs qui les ont faits naître. Nous pouvons nous en inspirer, les rejeter, les modifier : en cela nous définissons le rapport dans lequel nous entendons nous situer à l’égard de nos aïeux. Plus que des formes, ils nous décrivent la nature des liens qui s’instauraient : sur ce point nous pouvons agir, et souhaiter transformer la nature de certains de ces liens.

3. de l’individu à la nature, je peux relativiser ma position d’être au regard de ce que je ne serai jamais en tant que forme concrète ; par contre je peux y accéder de différentes manières. Mentalement je peux me représenter (considérer) ces formes différentes. De manière onirique, je peux m’en approcher encore plus, et sentir que l’échange que j’effectue avec les autres s’étend aux éléments de nature, à toute forme concrète. L’élément de liaison, commun aux phases d’éveil et de sommeil, et antérieur aux formes concrètes que j’examine, consiste en ce déplacement que j’opère, insensiblement, et auquel nous attribuons les qualités d’espace et de temps. Ces déplacements, aussi infimes soient-ils, définissent nos échanges. Cette description indique d’une part la qualité commune de nos désirs, d’autre part la qualité proprement individuelle de nos désirs particuliers.

4. de l’individu à l’autre, nous pouvons mettre en œuvre le questionnement de notre propre désir. Je ne parle pas volontairement de l’individu à lui-même, car dans un processus purement réflexif, je ne suis pas sûr de progresser dans la connaissance de mon désir. L’autre peut revêtir différentes formes, qui dans cette quête, peuvent passer par des rencontres avec des êtres connus ou inconnus. Ainsi ce désir que je me construis perd cette forme individuelle qu’il pourrait sembler chercher à atteindre, et rejoint la définition d’un désir multiple où se conjuguent des formes complexes et différentes. Le désir auquel j’accède m’est propre dans le sens où je me le représente, mais il est commun (ne m’appartient pas) dans le sens où il se construit de mille rencontres d’êtres étrangers. Je peux alors dire peut-être que je me retire, et que hors de cet ensemble de désirs multiples, je ne suis rien. Ou que je ne suis devenu que cela.

Le projet perd un peu de son caractère utopique (peut-être jamais totalement) lorsqu’il traverse ces différents modes d’élaboration. C’est à travers ces différents modes de rencontre qu’il établit une structure d’échange à l’intérieur de laquelle chacun pourra exprimer son désir. Je peux alors dire qu’il s’ancre dans la réalité de la même manière que je décrivais ci-dessus ce processus de retrait de celui qui l’élabore. Ce qui reste, c’est un travail : les éléments qui l’ont nourri (désirs, matières, pensées…) nous sont communs. La mise en forme de ces éléments définit un espace où peuvent s’établir des rencontres si le travail a lui-même convoqué les conditions possibles de ces rencontres.

© Luc Dupont / Juillet 2001 / « Paris, voyages », pages 110 et 111, septième voyage.