ECRITS / Texte

Présentation :

Ce texte fait partie du recueil « Paris, voyages », ouvrage terminé en juillet 2001, et non publié (vous pouvez accéder à une description de l’ouvrage « Paris, voyages » dans le menu « ECRITS »). 

Le texte commence le dernier chapitre, le « septième voyage », consacré au projet proposé pour l’espace des Halles à Paris. Vous comprendrez donc mieux la problématique du « sol », tant celui-ci a été détérioré depuis la destruction des halles de Baltard. 

Dans le projet, il s’agissait avant tout de réparer le sol des Halles et de le rendre aux habitants…

Écrire sur le sol…

Je pense au sol, celui sur lequel nous construisons nos maisons, marchons, cueillons, cultivons… Et puis, je pense à la ville. Je pense à ses assemblages de maisons, à l’espace du sol qui les sépare, qui reste, que nous traitons… Comment le traitons-nous ?

Je sais aussi que nous pouvons construire des villes imaginaires, qui s’affranchissent parfois du sol, tissant des réseaux aériens ou souterrains, peu importe… des réseaux endogènes, comme une autoreproduction infinie. Comme si l’échange ne nous concernait plus, mais la production !

Je repense au sol, qui nous porte, premier élément extérieur, élément différent fondamental. Je me dis que ma conscience, celle de mon corps surtout peut-être, se construit devant cette étendue, infinie à mes yeux si je me déplace, différente de nature. J’arrête ma marche, je place mon regard et ma conscience autour de moi : je nous vois, au milieu des plantes et des animaux. Je vois nos activités, la délicatesse de certains de nos actes, ceux de fureur aussi, ou d’énervement, nos agitations…

Je me souviens alors à nouveau des films de Miyazaki, des peintures de Chardin, des photographies de Francesca Woodman. Les corps de Francesca, la douceur et l’attention de Chardin (sa réceptivité), l’ouverture, la reconnaissance, l’espace de Miyazaki. Je reconsidère ce grand sol, où nous posons. Le lieu où s’effectue le contact que j’établis avec la réalité. Ce sol, j’essaye de le « respecter » au mieux, de lui conserver sa primauté (sa préexistence) Très peu, je réduis le contact à très peu, au minimum, à la stricte nécessité, à la plus juste réalité possible.

Au début, donc, je nettoie ce sol, je le répare. J’en retire tous ces objets inutiles dont il est affublé (habillé ?). Car nous ne sommes pas détachés du sol : dans ce paradoxe d’y être posés, mais non séparés! Nous créons ainsi toutes sortes de prothèses qui nous y attachent et nous rassurent.

Je cherche ce lieu improbable où je suis posé et détaché, moi et autre. Le sol des Halles, je le reprends comme je l’imagine, car je suis loin de pouvoir le considérer tel qu’il était : j’observe et j’utilise le travail de ceux qui m’ont précédé, les cartes, les dessins, les descriptions… toutes ces attentions qui me suggèrent des sensations de vie.

Le sol des Halles, nous l’avons oublié ! Longtemps, il est devenu « le trou des Halles », et cette substitution remplit encore nos mémoires. Comme un miroir, car nous n’avons pas cessé d’écrire notre histoire en relation avec nous-mêmes. Nos actes, nos productions, nous renvoient à la violence que nous nous infligeons. Je repense à Monsieur Chardin.

Le sol des Halles, je commence à mieux me le représenter désormais. Séparé du fleuve et de ses crues par des berges hautes, logé sur un « plateau » aux confins de routes géographiques majeures, il abrite les activités commerciales de la ville et protège leur activité journalière. Ce terrain propice à l’installation constitue le cœur de la ville : je pense au centre vide que Roland Barthe avait observé à Tokyo, mais ici, il s’agit plutôt d’une confluence d’artères.

Longtemps, accompagnant l’accroissement concentrique de la ville, ce centre a abrité et regroupé les fonctions d’approvisionnement, si bien que nous pouvions confondre la réalité de la ville avec ses fonctions marchandes, pourtant traces peut-être seulement de la nécessité, d’autres nécessités.

Aujourd’hui, la ville ne se développe plus de manière concentrique. Elle s’étend, recouvre parfois plus qu’elle ne s’implante, et son centre, trop distant de sa périphérie, a perdu cette utilisation nourricière. Dans ce qui peut ressembler à un affolement, nous avons remplacé ce qui en était parti par toutes sortes d’objets, de pansements.

© Luc Dupont / Juillet 2001 / « Paris, voyages », page 99 (Septième voyage)